Les larmes des anges n’effraient les bourreaux. L’homme, celui qui l’a blessé, elle le fuit. Sans rien dire. Pas un mot. Ombre parmi les ombres, dresseur de chevaux, employé par son grand-père, il la regarde. Encore. Et chaque fois qu’il pose ses yeux sur elle, elle se rappelle, la douleur. Lys ne pourra jamais oublier la douleur. Les coups. La violence brute de ses désirs destructeurs d’âme. Car l’âme change. Demeure, sous sa forme d’enfant, de songes et de fantômes. Perdure, à l’intérieur, dans le cerveau si plein de droiture de la petite cavalière. Elle a 14 ans. Il fait froid. La nuit, elle ne dort plus. Le jour elle ne se réveille pas. Des cernes dévorent son visage pale. Et sa mère, si douce, ne sait plus quoi faire. Et son violeur, lui, la regarde. Obscène. Il sait que sa bouche liée par la honte et la fierté ne prononcera aucun des mots qui le tueraient. Il sait que la petite fille, devenue femme, est aussi muette qu’une tombe. Des fois, pour s’amuser, en public, il lui parle, la frôle. Cruel idiot dont les élégances sont mortes en couche, dans le sang et la fiente de sa mère.

Les métamorphoses de l’âme, lentes et sinueuses, achèvent les émois jeunes, d’ancien. Ouvrent les plaies brulantes et les referment. Cette fois-là, pourtant, ce n’est pas elle qui a tué. Pas vraiment. Son cœur battait la chamade. Elle tenait un jeune cheval, un étalon, qui n’acceptait que son seul touché. Un grand cheval, déjà, de deux têtes plus grand qu’elle. La crinière en feu et la robe sanglante. Un cheval furieux. Sensible. Si sensible. Des ressentiments de la jeune fille, des craintes de l’enfant, de sa peur de ses doutes, il a conclu au danger. Un danger minuscule. Juste un homme. Sur son chemin. Un homme moqueur qui venait de toucher Lys, la faisant sursauter. Un homme, quand lui était cheval. Il ne lui a laissé aucune chance.

Le jour est revenu. Un jour pur, simple. Personne ne savait. Et la jeune femme fuyante évitait toutes approches. Mais même les chevaux ne purent la protéger du suivant. Dans la rue, cette fois. Prise au piège par deux. Tenue en laisse comme une chienne. Un soir un peu tard où elle rentrait de petite course.  Elle se rappelle, ils connaissaient son nom. Son nom d’esclave. Ils étaient cruels. Ils la blessèrent si profondément qu’elle ne put se relever qu’au matin. Son grand père fut le premier à la voir, dans les écuries, brisée. Ses vêtements déchirés ouverts sur des cuisses sanglantes. Les bleus qui déformaient son visage. Il ne dit rien. Il la prit dans ses bras. La lava. Et dit à qui voulut l’entendre qu’elle s’était faite piétiné par la jument indocile qu’il peinait à dresser.  

A l’aube du troisième jour il lui dit. « Tu peux rester une esclave. Ou tu peux être libre. Les autres ne te regarderont jamais que comme la personne que tu es, au plus profond de toi. Et nous sommes esclaves si nous baissons ne serait-ce qu’un seul instant les yeux. » Sa voix était douce, calme. L’esclave était devenu maitre. La petite fille devait apprendre. « Il faut que tu te métamorphoses, comme la chenille, le papillon. Il faut que tu deviennes ce que tu veux être. Sinon ils ne verront plus que ta beauté. Et cette beauté ils la pilleront. »  Car la jeune femme avait de la beauté les pires péchés. Ses lèvres sombres attiraient la luxure des hommes plus vieux, qui déjà connaissent ce qu’un corps si généreux peut offrir. Et ses yeux, émeraudes profondes, avaient déjà les cils des reines et la luisance sensuelle des astres sexuels.

Métamorphose. C’est le mot qu’elle retient. Métamorphose de l’âme. A bien y penser, la première fois, déjà, l’a changé. Son innocence, sa légèreté se sont envolées, prises dans la tourmente des émois contraires. Du poison acre des blessures qui jamais ne se referment. Métamorphose. Elle s’y acharne. Petit enfant du célèbre Gladiateur sans nom, elle devient son élève. Lys relève le coup, oublie ses légèretés féminines et tout ce que vous apprennent les mères. Sa mère, si douce, qui décide de la marier, en parallèle de ses leçons clandestines. Qui l’habille de robes hors de prix, de coiffures et de maquillages. Parce que Lys est belle, très belle et qu’elle peut épouser un nom. Trop belle. Sans doute.

La troisième fois. Ce fut presque par surprise. Sans attente. Elle se laissa bruler par un idiot de la cour. Il lui avait dit qu’il la trouvait jolie, il l’avait traité en dame. Sans doute, à 21 ans, on est trop jeune pour comprendre. Pour saisir. Et puis, enfin, quand le papillon satin était tombé dans la toile, l’araignée féroce l’a dévoré. Avec violence, encore. Son corps appelle la violence. Elle n’a pas su se défendre. Elle aurait pu, sans doute, mais blessée dans sa fierté, ses forces vaincues sans combat se sont éteintes.  Ce qu’il engendra en elle, elle le tua, d’une aiguille longue, brulante. Perdant à jamais le pouvoir d’offrir la vie.

Lyseult a changé. Une nouvelle fois. Autour d’elle les moqueries, les violences verbales. Qui d’autre qu’elle put dire que ce fut un viol ? Sa mère seule, peut-être. Lyseult a disparu des grandes soirées. Elle est retournée auprès de ses chevaux et du petit peuple. Et elle a changé. Une nouvelle fois. Puisqu’elle devait être femme et aimer, elle choisit ses partenaires, ses compagnons d’âme d’une minute ou de plusieurs. Pire, elle décida d'aimer. Vraiment. Terrifiée par la puissance des mâles, elle se prit des amantes. Des putes. Des clandestines. Des femmes qu’elle aima. Féminine de visage, masculine de prestance, elle attira bien des papillons fragiles, qu’elle mangea, avec douceur, avec tendresse, avec ce cruel qu’on les chats qui aiment qu’on les caresse, ci et là. Et puis, elle s’amouracha d’hommes. Sure d’elle et de son corps, elle se plut à des aventures d’un soir. Puis à des liaisons. Parfois dangereuses. Lys aime les gladiateurs et les petites reines capricieuses. Le caprice et la puissance. La force et le courage.

Aux métamorphoses de l’âme, l’oiseau fragile s’est fait manger par le chat. Sa cruelle beauté est devenue une arme. Et son âme revanche, tempête d’épines et de venins, court les rues la nuit, à la recherche de ses bourreaux. Se promet leurs morts. Et le moindre regard distordu qu’on lui lance c’est un appel au crime. Et le moindre geste déplacé c’est sa lame qui saigne, profonde, les chairs d’autrui. Et la violence, la violence l’apaise. C’est quand ses mains sont rouge sang qu’elle se sent enfin maitresse de son âme.