SCÈNE 1. Le regard fixe, seuls les battements réguliers de son cœur restaient perceptibles. Autour de lui hurlait la foule, possédée par la vision violente des corps qui s'entrechoquaient à leurs pieds. On n'entendait plus les cris de ces derniers, à qui l'on avait de toute façon ôté toute humanité. Ils n'étaient que des amas de chair se battant pour des noms aux yeux desquels ils n'avaient pas la moindre importance. Mais ils ne s'en tuaient pas moins, abusant de lames et de poings, s'abreuvant de sang comme la foule s'abreuvait de leur souffrance. Son propre sang bouillonnait mais ils ne le voyaient pas. Viggo restait de marbre, parfaitement immobile dans la chaleur insoutenable de ces plaisirs malsains et cruels. Son arme contre lui, il regardait sans voir l'humanité se perdre en jeux de sang et de chair, en un cirque permanent où les dompteurs menaçaient les loups comme les hommes. Y avait-il une différence ? Qui était la bête ? Qui était l'être humain ? Qui, encore, pouvait se targuer de pouvoir répondre à une telle question ? Pas lui. Lui ne pouvait rien et cette certitude suffisait à l'enrager. A quand un autre monde ? A quand d'autres règles, d'autres lois ? A quand une justice qui ne soit pas décidée par ces hommes et ces femmes qui, là-haut, regardaient avec mépris ceux qui versaient leur sang pour eux. Quand ils prenaient seulement le temps de baisser les yeux. Il les haïssait à s'en couper le souffle, à hurler au bord du précipice de son impuissance. Et rien, rien de sa fureur ne se lisait sur son visage où rien ne bougeait. Pas une ombre, pas une lueur brillant plus qu'une autre dans son regard. Seules ses mains, peut-être, crispées autour de son arme, trahissaient le brasier qui vivait en lui.

SCENE 2. Un gladiateur blessé l’avait un jour appelé à ses côtés, profitant que sa mère ait le dos tourné. Il n’avait pas hésité longtemps avant de s’avancer, attiré comme un aimant par cet inconnu qui le regardait avec une intensité intimidante. Ses paupières avaient cillé, il s’était arrêté à quelques pas du blessé. Celui-ci l’avait observé, longtemps, sans dire un mot, avant de sourire et se laisser retomber sur sa couche. Il n’avait rien dit, ne l’avait ensuite plus regardé et fait comme s’il n’était plus là. Troublé, Viggo était resté là, bras ballants, ne sachant s’il devait l’interpeller ou se contenter de ce rien qui l’avait mis plus mal à l’aise que mille mots. Il s’était finalement détourné mais il n’avait pas eu le temps de faire un pas que le gladiateur lui agrippait le poignet. Effrayé, il avait tenté de se libérer, mais il n’avait rien pu faire contre la poigne de fer. Il avait alors levé les yeux vers l’homme, qui lui souriait à nouveau. « J’ai connu un homme, une fois, il avait les mêmes yeux que toi. » Viggo s’était redressé, puis figé. L’autre l’avait soudain lâché, sans rien ajouter, l’oubliant à nouveau. Il avait sur le bout de la langue des questions qu’il n’avait jamais osé poser à sa mère, qui ne lui parlait de son père que lorsqu’elle parlait de ses yeux. Des questions qui lui semblaient pourtant obscènes et mal placées, de celles qu'il n'aurait dû poser qu'à sa mère qui, toujours, se murait dans un silence effrayait dès qu'il prenait l'air de celui qui allait s'aventurer dans le passé. L'enfant Viggo ferma les yeux très fort et tenta d'oublier les mots qui se pressaient au bord de ses lèvres, qu'il lui fallait trouver la force de ne pas ouvrir. Il compta, lentement, jusqu'à vingt. Lorsqu'il rouvrit les yeux, l'homme lui faisait dos. La pression dans ses épaules se dissipa et quand bien même les questions étaient toujours là, il savait qu'elles seraient sages, digne des silences de sa mère et de ce vide, effrayant et noir, blotti dans un coin de ses pensées.