- Là, ma belle. Voilà un peu d'eau pour toi.

Ma mère a toujours trouvé étrange que je m'efforce de parler un tant soi peu à mes fleurs. Pour elles, ce ne sont que de stupides plantes, qui ne servent qu'a être belles, qui ne sont vivantes que le temps de grandir, avant de mourir pour servir en bouquet aux dames, ou en décotions pour les malades. Je ne vois pas les choses comme elle. Je m'efforce d'apporter un peu d'amour à toutes les formes de vies que je peux croiser autour de moi, animales, végétales ou même humaines. Mais si étrangement, bien que les vies humaines devraient m'être plus intéressantes, ce sont les végétales que j'affectionne le plus. Ces vies epheméres, pacifiques et d'une beautée incontestable. Si elles n'ont pas besoin de moi directement, mais plutôt de ce que je leur apporte (comme l'eau ou les soins), j'ai de mon côté besoin d'elles. De leur calme, et de ce qu'elles représentent. De la bouffée d'oxygène qu'elles offrent à Rome, ce lieu qui en manque cruellement. Ces plantes, alors suspendues dans les jardins cloîtrés de la ville, contrastent terriblement avec le sang et le chaos qui règne en bas dans les rues Rome.

Je lisse du bout des doigts les pétales de l'orchidée blanche que je viens d'arroser. Celle-là, en pot, isolée des autres pour être mieux susceptible d'intéresser un passant fortuné la voulant pour son salon, me fait de la peine. Elle me fait penser à toutes ces jeunes femmes de haute naissance que l'on conserve jusqu'à leur majorité pour mieux les marier à l'âge opportun. Je me sens alors chanceuse ; car après tout, je pourrais être dans une situation bien pire : je pourrais moi aussi devoir épouser de force un homme horrible, ne voulant pas mon bien, juste mon corps pour enfanter sa progéniture au nom d'une famille, d'un sang ; alors que je suis bien dans le cas contraire : je suis seule, mais libre. Et après tout, quel est le mal à ne pas vivre soumise à un homme ? Ma mère s'en sort bien visiblement.

Je lève la tête pour regarder le ciel jaune et rose de ce matin, et prends une grande inspiration. La journée risque d'être longue et chaude. Les premiers passants vont arriver d'ici une heure ou deux, et ma journée de travail va commencer. Je frotte les plis de ma jupe de quelques revers de main, pour qu'elle se défroisse, en vain. Le vieux tissu rose est fané, décrépit et a beaucoup trop vécu pour prendre un autre pli que celui auquel il est habitué. Je vais devoir m'en contenter. Non loin de moi, un jeune couple, visiblement très amoureux, passe en riant et chuchotant, avant de disparaitre derrière la roseraie. Les jeunes amants matinaux sont nombreux. Je me contente de sourire en les voyants, n'osant surtout pas déranger leur complicité par ma présence. Avec le temps, je me suis habituée à me faire petite. Je suis devenue invisible aux yeux des autres pour mon propre bien. Pour me protéger de cette Rome bien trop grande et trop vaste pour une simple fleure comme je suis.

Mais également avec le temps, je m'habitue à découvrir Rome autrement, et à grandir par d'autres moyens. Si je suis invisible le jour, aux yeux des autres, le théâtre est l'unique endroit où j'ose me montrer, si le mot est bien choisi. Car ce n'est pas moi que je montre. C'est bien mon corps, mais il est au service d'un personnage, souvent bien loin de moi, au cœur de complots, d'histoires de débauche et d'amours impossibles. La vaste Rome devient alors une curiosité à mes yeux, et en sentant toute cette approbation que je reçois quand je joue, j'en aurais presque envie de défaire mes rassurantes racines pour aller découvrir par moi-même combien Rome est vaste.

Mais comme mes fleurs, la nuit est éphémère, et ma curiosité nocturne aussi.