la tare du roi
Un peu de sel sur les entailles. De gouffre dans les entrailles.
Ma silhouette éploie ses mensonges au reflet érigé vis-à-vis. Raconte des histoires à qui sait bien observer. La glace me fait horreur comme elle me bombarde mon bagage de fraiches imperfections qui git sous les rumeurs d’une parfaite beauté. Au contraire de l’œil amateur, je les vois, mes tares et mes escarres. Des secrets courent à la surface de la chair qu’un sourire faux se hâte trop souvent à gommer. Nonobstant l’effort, ma comédie ne saurait transcender les plaies à vif. J’ai peine à farder les cernes creusés sous l’œil comme des digues placées là pour contrer les torrents salins. Grand mal à musser sous les oripeaux la cicatrice sur la panse évidée ou à redonner à mes guiboles leur équilibre d’antan. Enfant infortunée d’hier, le destin réitère aujourd'hui ses injustices ; la vie glane un malin plaisir à saccager l’édifice délabré de mon être quand la douleur prend en otage le squelette, non contente de n’avoir que l’organe cardiaque depuis que la nature m’a crachée en ce monde.
L’œil n’a pas levé l’ancre du reflet depuis trop longtemps. J’observe avec dégoût l’image projetée, énumérant les appendices que la tragédie a greffés à ma misère, me questionnant qui plus est de mon utilité maintenant que le corps est en prise à un mal indélébile. Je ne sais si ma réintégration dans le bordel est le fait d’une seconde chance de la part de mes généreux bourreaux – en ce cas je les maudis plus que de coutume – ou d’une indolence à bien vouloir me creuser une tombe. Il y a certainement la cupidité pour expliquer la souplesse des sieurs, le lendemain d’une fuite qu’on aura punie de quelques admonestations. J’attends toujours les coups, prorogés, je suppose, jusqu’à mon rétablissement complet, de sorte qu’on me ramène brutalement à la case zéro. Les maitres préfèrent nous voir chuter de haut ; l’atterrissage en est plus douloureux, le spectacle bien plus jouissif.
Dans le miroir, les doigts ébauchent de leur cime une caresse sur le derme suturé à la manière d’un nostalgique qui effleure de la pulpe une vieille photo. C’est un poupon qui devrait reposer sous mon sein, non pas ce défaut responsable de mes mille et une humiliations. Je conviens à le cacher justement sous une deuxième couche de tissus que j’ajoute à la robe déjà portée, et enrubannée de la sorte, mon reflet gagne meilleure mine quand bien même la peau est moins exposée aux yeux des charognards. Qu’importe puisque l’accoutrement complet risque de sauter assez tôt pour briser tous mes efforts de dissimulation, un porc attendant non loin que je parachève mes coquetteries pour en faire son affaire. Je grime derechef les traits auxquels s’arriment encore des miettes de mélancolie, incise un sourire dans la glaise du visage et tourne enfin talons pour aller à la rencontre du client annoncé, mais anonyme.
Démarche effacée pour me guider jusqu’à l’alcôve désignée, le regard jeté en biais sur les chaudes activités se déployant tout contre les quatre murs, entre des souris et des rapaces. Une once de dégoût dégueulée discrètement par la pupille à l’attention de mes collègues, aussi. Je traverse avec une flopée de remontrances à l’orée de mon dentier, me prenant pour sainte quand je suis moi-même instrument de cette horrible débauche. Le métier est leur bouée ; ce que j’abhorre chez elles, ce sont leur résignation, leur obédience, les carcasses d’espoir gisant aux tréfonds de l’âme, remplacées sitôt par l’amour obligé pour leur routine. Je ne suis ni ne veux devenir ainsi. Peut-être suis-je plus abimée qu’elles, certainement ai-je perdu bien plus qu’elles ne possèdent, mais j’ai la révolte qui chante au fond des tripes. Sur mon cœur en ruines rougeoient les braises d’une haine allant crescendo envers nos bourreaux et quoique mes rêves et espoirs soient tous démolis, je compte bien les rebâtir un jour ou l’autre sur les dépouilles de leurs ambitions.
L’envie soudaine de cracher mes poumons en de véhémentes insultes se fait criante à l’esprit, mais bonne chienne que je suis, cultive le silence comme j’aligne mes foulées avec lenteur, peu hâtée de connaitre l’identité et la physionomie du riche prince derrière la porte close. Comme j’avance, j’appréhende un peu la réaction, une fois désapée de mes artifices. Une grimace, qui sait, jointe aux vilenies usuelles que les sirs capricieux savent réciter avec grande classe. On exigera sûrement une catin qui n’aura pas été rafistolée, enclenchant dès lors les funèbres rouages des ennuis inespérées comme on se questionnera enfin sur cette brillante idée de me remettre dans la partie. Qui sait, à ce moment, je pourrai m'attendre à rejoindre maman au fond du caveau.
La porte grince, puis grince derechef quand je la referme derrière moi. La lumière est tamisée et enflée de quelques chandelles offrant à l'atmosphère crasse le charme ironique dont on n'a guère besoin pour huiler les machines corporelles. Ne manquerait plus qu’une petite musique pour détendre, un peu de champagne pour feindre le rendez-vous romantique. Au lieu de quoi, les respirations s’entremêlent dans l'espace exigu; un soupir balaie quelques secondes le lourd silence qui nous emmure et d’un courage que je cueille je-ne-sais-où, me retourne enfin pour faire face à l’étalon concupiscent.
Le tambour en ma poitrine manque deux ou trois battements. Transie par un amalgame de surprise et de peur, j’ai soudain la nausée quand je perce du regard les semi-ténèbres pour empaler un faciès un peu trop familier. Moi qui ne me sentais guère prête avant, voilà que je ne le suis encore moins maintenant. Le corps ne peut endurer les secousses qu'augure sa présence en ces lieux et le cœur, lui, est étanche d'amertume.
Va-t-en, je ne veux pas, que j'aimerais tant lui dire.
«
Monsieur... que préfère formuler ma langue, pour le bien de ma charpente.
Je ne savais pas. Les mots peinent à escalader la trachée et sont fendillées subrepticement par de faibles trémolos. Mes phrases n'en sont pas réellement ; à vrai dire, je devrais me taire et faire la belle, mais je continue à m'enliser.
Si l'on m'avait prévenue... Si l'on m'avait prévenue en bonne et due forme, j'aurais certainement brisé ce miroir pour faire d'un fragment une arme. Arme que j'aurais destinée à lui ou ma jugulaire, au choix.
Cela fait longtemps. Je suis contente de vous voir. »
Et moi, je pousse la connerie jusqu'à lui montrer mes belles dents.