Not quite what one expected, but once it happened one realized it couldn't be any other way.
- Tu penses qu’elle va venir ?
- Ferme-là.
- Mais c’est mon argent qui…
Elias ne tarda pas à se taire. Elle arrivait, lunettes de soleil sur le nez, longues tresses lâchées sur ses épaules, dans son dos, sur ses reins. Il n’avait encore jamais rencontré Silvia et ne s’était certainement pas attendu à une telle apparition. Lorsqu’on lui avait parlé d’une sorcière, il avait espéré voir surgir une vieille femme aux cheveux gris, rouges ou violines, avec un châle jeté sur les épaules et un air hagard, fou. Quelque chose de ce genre et pas… Pas elle. Il ne l’avait jamais croisé avant, il s’en serait souvenu. Sous la chaleur romaine, elle était vêtue légèrement et étrangement, selon Elias. Une robe noire, simple, drapée, dévoilant ses cuisses sur lesquelles sont regard s’attarda. Ses longs cheveux lui servaient d’étole, de collier et l’encre courait sur ses bras, l’habillant par endroit d’inscriptions et de dessins qu’il ne saurait encore décrire à ce jour. Suivant son regard, elle releva ses lunettes et observa l’inconnu avec une froideur peu engageante. Silence, jusqu’à ce que l’homme parle (Hérode, avait-il dit s’appeler. Un faux nom, à coup sûr, mais Elias n’avait trouvé que lui pour le mener à la sorcière).
- Silvia, merci d’être venue. Mon ami souhaiterait faire appel à tes services.
Silence, à nouveau. La sorcière les observait et Elias sentait son regard sur lui, il la voyait détailler chacun de ses traits avec une minutie terrifiante. Il s’apprêtait à ouvrir la bouche, à lui dire qu’au final, tout cela n’était qu’une erreur, qu’il était terriblement désolé lorsqu’enfin, Silvia prit la parole. Il se figea, les lèvres sensiblement entrouvertes, l’air stupide.
- Qu’est-ce que vous espérez, au juste ?
Le jeune homme hésita un instant, peinant à trouver ses mots, manquant de balbutier lorsqu’il mit enfin le doigt dessus.
- Vous savez, c’est une histoire compliquée. Ma femme est extrêmement riche et …
- Ce n’est pas ce que j’ai demandé, le coupa-t-elle, glaciale.
- Je… Je ne comprends pas.
- Attendez-vous la mort ou un simple coma ?
- On m’a parlé de sortilèges et …
- Il n’y a rien de magique, dans votre histoire. Je peux vous préparer le poison adéquat pour demain matin.
D’un air passablement ennuyé, elle tendit la main, paume ouverte vers le ciel et Elias mit quelques instants à comprendre. Hérode souffla, tout bas « ta bourse, imbécile », et l’époux meurtrier la décrocha de sa ceinture de bon cuir, la déposant dans la main tatouée. Silvia sembla en estimer le poids, puis elle hocha la tête, presque imperceptiblement avant de replacer les lunettes noirs sur ses yeux.
- Alors, on veut tuer son épouse, c’est bien ça ?
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Rome. La ville pourrie s’étendait sous ses pieds et Silvia sentait la nausée monter, au propre comme au figuré. Du haut jardin où elle se tenait, elle pouvait à loisir observer la cité pulser, organique, puissante et gangrénée à la fois. Elle n’arrivait plus à savoir si elle détestait cette grande putain ou si elle l’aimait tant qu’elle ne pouvait plus partir. Rien ne lui était inconnu, ici-bas, des ruelles les plus malfamées aux échoppes les plus douteuses, Silivia connaissait chaque recoin. Grandir orpheline lui avait permis de découvrir ce que les Helsingor, Macbeth et autres Capulet ne connaîtraient vraiment jamais : les voleurs, les brigands, les prêt-à-tout, les affamés.
Silvia ne les enviait pas, les Grands de ce Monde. Ils n’étaient rien, que des ombres passagères et Rome finirait par se débarrasser d’eux aussi, comme de ceux qui étaient venus avant, et encore avant. A voix basse, pour ne pas être entendue de la cantatrice qui l’avait laissée entrer, elle invoqua Arès et sa colère toute puissante, Athéna et sa justice implacable. Elle pria, oui, pour que vienne le jour, à nouveau, celui d’un Apocalypse mérité, d’une disparition du sang bleu, et des autres, aussi. Elle disparaîtrait avec eux et il n’y aurait que Gaïa pour reprendre ses droits et rendre à Rome sa magnificence d’antan.
En s’en allant, en délaissant la vision terrible de la Cité, Silvia laissa tomber quelques grains de blé dans l’herbe verte.
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- Tu penses vraiment que tu auras besoin de ça ?
Silvia esquissa un sourire, juste une ombre étirant ses lèvres. Alcide l’observait nettoyer son pugio et elle le faisait avec soin. L’arme était d’une taille raisonnable, facilement dissimulable dans les plis de ses vêtements – sombres, toujours, quand ils n’étaient pas noirs. Ses doigts s’enroulaient autour de la garde aussi rapidement qu’un serpent suffoque sa proie, et la maintenait toujours fermement. Non, la lame ne lui glissait jamais des doigts et s’enfonçait toujours avec détermination dans la chair ennemie. Ni doutes, ni hésitations.
- On ne sait jamais ce qui peut arriver.
- Si tu pouvais éviter d’assassiner quelqu’un ce soir, ma chère, j’en serais ravie.
- Tes désirs m’importent peu Alcide.
Prononcée sur un ton léger que seul Alcide lui connaissait, fit rire l’homme l’homme et il glissa, sans crainte, ses doigts sur la cuisse de Silvia. Tout autre en aurait eu la main tranchée, mais la sorcière se contenta d’un sourire narquois. Oh, elle savait parfaitement où il voulait en venir. Cela faisait quelques nuits déjà qu’il passait seul dans sa couche froide et s’ils manquaient de s’écharper assez régulièrement, ils arrivaient tout aussi souvent qu’ils échouent dans le même lit. Draps froissés, déchirés, jetés à terre. Sang, cris, brûlures, blessures. Baisers, peaux, sueurs, morsures. Ils passaient tout en revue, se séparaient en amis. Alcide était assez bel homme et ne ressemblait en rien aux romains. Non, il sentait la Grèce et l’Antiquité, les Demi-Dieux et les quêtes inachevées.
- Pas ce soir, Alcide.
- Très bien, mais il laissa là sa main et continua à la regarder faire. Je t’en trouverai un plus beau, dit-il en désignant le pugio.
- Celui-là me convient très bien.
Sur ce, Silvia se leva et, après un baiser, quitta la taverne. Son amant n’aurait pu se doute que quelques heures plus tôt, le fin pugio s’était taillé un chemin, lentement, dans un ventre trop gonflé de nourritures grasses et sucrées. Sa pointe avec déchirée les intestins, laissant se répandre leur jus nauséabond, puis sa lame effilée avait ouvert une plaie béante. Un sourire morbide d’où pendaient les entrailles quand, froide comme un serpent, Sivia s’en était allée.
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- Qu’est-ce que tu fais dehors à cette heure, gamine ?
Seul le silence répondit au vieil homme, alors il observa la petite sauvageonne échouée devant sa porte. Ses vêtements flottaient sur des membres trop maigres et il fronça les sourcils en croyant voir, sous la grasse, les lignes d’un tatouage. Quel âge pouvait-elle bien avoir ? Dix ans, onze ans peut-être ? Ses cheveux, noirs comme la suie, étaient mal coupés et très courts par endroit. Certainement avait-elle la gale, des poux ou des morpions. L’apothicaire soupira et poussa la jambe maigrichonne du bout de sa chaussure bien cirée.
- Est-ce que tu peux te lever ? Si tu acceptes de prendre un bain, je t’offre le souper.
Le petit animal leva subitement la tête. Deux yeux sombres, comme ourlés de khôl, fixèrent le vieillard. Elle mourrait de faim et l’évocation de la nourriture manqua de la faire grogner comme une hyène. Sans grâce, l’enfant se leva et, se tenant bien droite, elle hocha la tête.
- Quel est ton nom ?
- Silvia.
- Je m’appelle Hector. Si tu es sage, je te trouverai une paillasse où dormir. Suis-moi maintenant.
Il lui fit couler de l’eau chaude, lui procura des vêtements bien trop grands pour elle et lui proposa de dormir au chaud, loin des brigands et des horribles rues romaines. Avec le plus grand sérieux du monde, Silvia refusa. Elle disparut, la nuit déjà avancée. Quelques jours plus tard, le vieil apothicaire trouva sur le rebord de sa fenêtre une jolie petite bourse de cuir pleine de boutons de rose séchés. Il en possédait déjà des poignées mais le geste le toucha. La gamine réapparut, la semaine suivante, silencieuse, à peine plus propre. Alors Hector l’accueillit pour la soirée, à nouveau, et le rituel s’instaura. Il aurait été impossible de dire si oui ou non l’enfant s’était attachée au savant. Elle ne montrait pas les signes de l’affection ou de la gratitude qu’on aurait pu attendre d’elle, mais elle ne se comportait pas non plus comme une enfant des rues. Certes, ses manières étaient à reprendre, elle mangeait encore avec les doigts parfois, mais elle grognait plus qu’elle ne jurait et ne volait jamais quoi que ce soit dans la maison du vieil homme. Un soir, après le repas, alors qu’elle s’apprêtait à partir, Hector lui adressa ces mots, dont elle se souvient encore :
- Tu sais, je peux t’apprendre des choses. Rome est une ville terrible, Silvia, et malgré toute ta ruse et toute ton agilité, tu ne pourras pas survivre indéfiniment comme tu le fais. Je ne saurais dire quel est le pire fléau, de ces familles malades et maudites ou de la vermine qui peuple les rues. Mais si tu reviens régulièrement, si tu m’écoutes attentivement et si tu t’exerces selon mes conseils, tu n’auras plus à mendier ou à voler pour manger.
L’enfant ne dit pas un mot et disparut dans la rue sombre. Au matin elle attendit. A l’aube elle s’assit sur la pierre encore froide et patienta jusqu’à ce qu’Hector se réveille enfin.